Les Cahiers du Mézenc N°8
1996
AVANT-PROPOS
Des moines défricheurs avaient fait bâtir, jadis, au plus haut du Massif central, de lourds vaisseaux dans lesquels leurs fermiers engrangeaient leur destin. Hommes, bêtes et fourrages s’y arrimaient pour des parcours immobiles et glacés. Les bœufs de travail, Mézin ou Aubrac, y avaient leur arche, leur havre, et leur trône. Pour eux la meilleure place et la meilleure nourriture, toute l’année. Pour eux la flatterie du maître. Le joug en était le prix.
De ce maître qui se levait la nuit pour lui pousser du foin, le bœuf au regard doux savait tirer le meilleur. Car ce roi, ce bœuf musclé, ce chapon des neiges n’était pas bête à manger n’importe quel foin. Une pitance non comptée mais non sans rythmes ni mesures, transformait chaque trappounade nocturne en réveillon. Impassible devant sa crèche, le bœuf ruminait ainsi l’hivernale traversée de son arche, s’enivrait par de quotidiens voyages dans le pantagruélique et capiteux herbier d’une grange profuse où s’étaient pressés alchémilles et raiponces, bistortes et silènes, gayets et trèfles blancs en une symphonie pour papilles et naseaux qu’orchestrait l’herbe à viande, l’appétante cistre. Avec sa faux des jours de neige, l’éleveur savait défaire les liens de cet herbier, en délivrait les meilleures pages et les plus discrètes senteurs tandis que le bœuf détaillait le menu.
En ce pays d’une seule richesse et de deux saisons, Pâques approchant, le festin touche à sa fin. Tenails, pieds-droits et entraits sont maintenant décharnés de leur foin ; les granges recouvrent lentement leur majesté de cathédrale. L’or vert ne dort plus sous la neige. Le jour promis, la gloire n’attend plus, elle anticipe son heure pour qui, au soir de l’hiver, le temps des fiers est revenu. Le bœuf est comme le coq qui se montre tôt. Et pour qui montre son bœuf du jour de Pâques, le chemin des Estables et des autres foires grasses se prend avant l’aube. Lavés et brossés, potelés comme de tardifs bambins, les bœufs fessus abandonnent la crèche. Ils ont dans le regard cette douceur un peu terrible qu’ont parfois ceux qui vont mourir. Car le bœuf au regard doux n’ignore pas tout à fait le secret de son maître qui se lève la nuit pour lui pousser du foin.
Les bœufs du Mézenc portent la terre où ils sont nés, la lause et la violette. Ils portent la patience et le soin. Ils portent l’honneur de leur maître, de son savoir et de sa maison. Car ce jour-là, si les éleveurs portent l’honneur, c’est le bœuf qui est le roi.
Ils sont fin gras !
Dehors, la burle balaie ses dernières colères, gerce ses ultimes morsures. Ce vent de neige tire à bout portant, lui qui souffle de nulle part, et promet encore de vous aveugler de sa nuit blanche en laquelle il fait, paraît-il, si bon dormir pour de long. La communauté des éleveurs du Mézenc est en marche. Blond d’Aquitaine, Charolais, Limousin, Aubrac, Salers et croisés, éleveurs et garçons, bêtes et hommes, côte à côte, le front bas de burle obstinée. Avec des bâtons de noisetier les touchadous piquent les bœufs , tandis que leurs maîtres, paupières humbles, déjà, se piquent secrètement d’honneur et d’orgueil.
Ainsi passent les bœufs sages. Ainsi va le Fin Gras, cet art de l’engraissement, cette culture du foin et du soin, cette tradition secrète et sans histoire, cette communauté professionnelle, ce patrimoine bien vivant que nous décrivent Anne-Marie Martin, Nadine Ribet et Jean-Claude Mermet, au terme d’une enquête ethnologique effectuée auprès des éleveurs du Mézenc. Ce travail s’inscrit dans un projet de réhabilitation initié par l’association des élus du massif du Mézenc dont le président, Bernard Cuoq, nous dit l’esprit, les concours et l’ambition. Les Amis du Mézenc contribuent à ce projet qui rassemble les forces vives du pays.
Pas de Fin Gras sans flore pastorale du Mézenc dont les études scientifiques récentes ont confirmé l’exceptionnelle richesse. Christian Giroux en évoque quelques unes des plantes reines. De la flore au foin, de la coupe aux lèvres, il n’est de temps que du mélange des sens et de la sensualité : griserie et souvenirs d’enfance en deux petits éloges proposés par Pierre Présumey.
Le Mézenc n’est pas un pays de cocagne que pour les bovins. Il y a cent ans, un pasteur protestant, préoccupé de la santé déficiente des enfants des familles ouvrières de Saint-Etienne, se proposait avec l’Œuvre des Enfants à la Montagne de donner à ceux-ci l’air pur du Mézenc, source de régénération. Marie-France Marcuzzi nous raconte l’organisation de ces séjours, les bénéfices qu’en tirèrent petits colons et hôtes et comment cette entreprise fut à l’origine de la vocation touristique précoce du plateau nord-est du Mézenc.
La mise en valeur de la carte postale comme objet patrimonial s’illustre d’une nouvelle facette avec l’étude par Jean-Claude Ribeyre d’un des sites les plus photographiés de la région : le Gerbier-de-Jonc, la Loire et son premier affluent. Une occasion pour nous de prendre, dans le moindre détail, la mesure de l’évolution d’un paysage quasi centenaire.
Depuis plusieurs livraisons, Paulette Eyraud nous a accoutumés à lire le récit des travaux et des jours des femmes du Mézenc. Cette année, il est question des secrets qui entouraient les naissances quand on achetait les petits…
Autre continuité, d’un numéro l’autre : la démonstration par le texte et le dessin de la qualité architecturale des « châteaux » et maisons fortes de la région du Mézenc. Après le Cros de Bourdely, Pralas, l’Herm, il s’agit aujourd’hui du château de Freycenet-la-Cuche que nous font visiter Roger-Vincent Bathie et Jean Pestre et dont Michel Carlat éclaire le contexte, notamment autour du rôle que la chartreuse de Bonnefoy joua dans l’histoire de ce village.
Au XIIe siècle, au moment de la fondation de cette même chartreuse, des chevaliers pillards rançonnaient encore les manants du Mézenc. Avec les croisades, l’Eglise en eu la merci. Ces guerriers, le temps de séduire la femme de leur seigneur, se firent troubadours comme ce Pons de Chapteuil que Didier Perre nous présente et dont il publie avec Yves Gourgaud trois poèmes dont deux inédits en français à ce jour.
Guy Lempérière consacre la troisième partie de sa présentation des richesses entomologiques du Mézenc au Dendrochtone, à sa plante hôte, l’Epicéa, et aux interactions de ces deux acteurs avec un troisième : l’homme, sous l’espèce du forestier. Où l’on découvre que le plus sympathique peut être le premier !
Enfin le patrimoine du Mézenc est aussi le patrimoine artistique qui se crée tous les jours, par exemple, sous la forme des sculptures de Michèle Gat. Elle nous dit le cœur de son travail : sa relation aux éléments, à la matière, au paysage, et nous présente deux œuvres : le Mézenc et l’Alambre, force et tendresse sorties de l’arkose au si beau nom.
À tous, bonne lecture !