Les Cahiers du Mézenc N°24
2012
AVANT-PROPOS
Les Cahiers du Mézenc ne revendiquent pas le titre de revue scientifique mais souhaitent toutefois s’inscrire dans la double exigence scientifique de publication des sources et d’administration de la preuve. L’article que Laurent Haond et Nicolas Jourdan consacrent à l’histoire d’un hameau, celui du Travers sous le Lécous, est un exemple probant de cette volonté. Histoire du Travers, histoire dans la longue durée d’un microcosme où l’on peut lire l’histoire du macrocosme mézencole : d’abord propriété de seigneurs laïcs, le quartier du Travers passe ensuite aux mains d’un ordre religieux qui l’exploite : un grand domaine côtoie de nombreuses petites fermes qui se multiplient sur les marges les plus ingrates d’un terroir que la tradition populaire décrit comme une des quatre branches de l’enfer. Ce noyau villageois de front de colonisation ne deviendra jamais un village avant de connaître une inexorable émigration après l’acmé démographique du XIXe siècle. L’étude très documentée ne se contente pas d’explorer les logiques de mise en valeur du finage ; elle évoque les stratégies familiales, touche à l’histoire des mentalités, explore l’imaginaire de paysans pauvres entretenant aux veillées les légendes et les mythes du pays du Lécous.
Les sources écrites de l’histoire médiévale du massif du Mézenc sont essentiellement religieuses. Le cartulaire de la chartreuse de Bonnefoy découvert il y a quelques années par hasard dans une cure du Maine-et-Loire en est désormais un des fleurons. Ces sources consignent les relations entre seigneurs laïcs et seigneurs religieux, principalement les donations des premiers aux seconds. Elles vont donc être évoquées lors des procès qui ponctuent les conflits d’intérêt entre seigneurs et ordres religieux à propos de tel ou tel territoire revendiqué par les uns et les autres. C’est un de ses contentieux durables, celui qui oppose les chartreux de Bonnefoy aux seigneurs de Borée-Contagnet à propos du domaine des Pradoux, que Georges Vignal entreprend de raconter.
Michel Engles et Jean-Louis Jourde s’inscrivent également dans le temps long, celui de l’histoire de la famille de Pelaprat appartenant à la petite noblesse rurale des Estables entre le XIIe et le XVIIe siècle. Cette étude s’attache particulièrement à situer l’emplacement des demeures successives des de Pelaprat et du domaine de Chambusclade et à en reconstituer l’architecture. L’apport des érudits locaux y est discuté et passé au tamis de la critique historique.
Mauricette Fournier s’interroge sur la permanence des lieux communs associés à la montagne. La montagne, lieu de liberté ; la montagne, support de la critique sociale. Au terme d’une comparaison fine des imaginaires de Jules Vallès et d’Alain Chany, l’auteure repère une convergence dont la clé est dans une structure anthropologique partagée par les deux écrivains : la famille souche définie au XIXe siècle par Le Play. Cette hypothèse anthropologique permet une relecture de la singularité des itinéraires de Jules Vallès et d’Alain Chany, leur réticence à adhérer à des normes sociales éloignées de leur sentiment identitaire, leurs difficultés d’assimilation. Plus largement, ce type de famille opposé à la famille conjugale moderne s’inscrit dans des territoires qui associent relief accidenté, exploitation familiale et règles d’indivision. Il est, selon Emmanuel Todd, à l’origine de sociétés montagnardes indépendantes à l’image des montagnards suisses fondateurs de l’une des premières démocraties du continent. Ce qui donnerait, au passage, un relief nouveau au projet d’associer en un même cercle les pays de sources de grands fleuves d’Europe tel que l’association des Amis du Mézenc a pu, naguère, en soutenir l’idée. Ces hautes terres, dont les communautés aspireraient à faire « société », seraient des terres du « vivre et travailler au pays », des terres d’une ruralité irréductible.
Liliane Beydon Nicolas croise les sources pour raconter un épisode de la Seconde Guerre mondiale, la bataille du Cheylard, le 5 juillet 1944 telle que la vécurent les habitants de Mézilhac. La littérature historique, les souvenirs des derniers témoins vivants et les témoignages des membres de sa propre famille consignés dans des cahiers d’écolier ainsi confrontés composent un récit historique dans lequel les petites gens ont, comme l’affirme l’auteure, droit à une place dans le livre de l’Histoire. Une narration où prend place également le père d’Alain Chany, Pierre Chany, résistant qui eut dans cette affaire un rôle déterminant.
Bernard Riou nous confie un souvenir d’enfance ébloui, celui d’un Noël « comme les autres » à l’école privée d’Arcens dans les années 1970. La rémanence caractérise la persistance partielle d’un phénomène après disparition de sa cause. L’école de Bernard Riou vient de cesser son activité et sa disparition, loin de dissiper le souvenir, le fait affleurer, précipite l’anamnèse jusqu’à l’éblouissement. L’enfance est à jamais perdue mais les souvenirs d’enfance, les plus lointains, les plus durables, sont les plus rémanents notamment pour ceux qui succombèrent un jour au charme des « demoiselles » ! Est-on encore dans le même monde, la même enfance que celui, que celle des petits bergers du Travers ?
La fermeture de l’école privée d’Arcens n’a pas déclenché chez Jean-Claude Ribeyre les mécanismes sinueux du souvenir mais l’a invité à entreprendre une monographie historique sur la situation scolaire de la commune d’Arcens depuis la Révolution. Face aux contraintes changeantes de la législation scolaire, contraintes financières, matérielles et humaines, la communauté d’Arcens s’adapte, cherche des compromis sur fond d’opposition, là encore, entre le pouvoir laïc et le pouvoir religieux.
Hervé Quesnel traduit en occitan du Monastier un passage resté fameux de Cromedeyre le Vieil de Jules Romains. Le choix de présentation a été de donner priorité de lecture à la langue du pays de telle façon que la version française apparaisse, pour une fois, comme une traduction. La langue allogène cédant la préséance à la langue indigène ; cela n’aurait pas déplu à l’auteur des Copains. C’est ce que nous voulons croire…
Si l’on sacrifie toujours au cochon dans le massif du Mézenc, la tuade se perd. La tuade est d’abord une affaire d’entraide tant celui qui a nourri la bête ne peut être celui qui la tue. De même, faut-il de l’entraide pour décrire toutes les dimensions de ce rituel réglé. Protagonistes, hommes de l’art, simples témoins appartenant à l’équipe qui anime Les Cahiers du Mézenc, ont rassemblé leurs savoir faire, leurs souvenirs et leurs lectures pour décrire ce moment fort de la communauté paysanne du Mézenc et dégager les principes à l’œuvre dans le rapport aux autres engagé dans cette entraide : principe de solidarité, de don – avec la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre –, de répartition sexuée des tâches, rapport au monde où nature et culture sont indissociables. Là encore s’affirme dans la restitution, la nécessité de recourir à la langue occitane, et le constat à partir d’un fond commun d’une diversité locale de pratiques dont il faudra un jour faire l’inventaire.
Diversité que nourrira peut-être le lecteur devant la fiche d’ethno-cuisine que Claudette Arnaud, Anne-Marie Noally et Sylviane Saugues proposent sur le thème de la maôche.
Empruntant à la forme du conte, Jean-Claude Mermet propose une généalogie de la maôche toute personnelle qui entretient avec l’Histoire locale des rapports distanciés mais non sans clins d’œil. Les notes que l’on pourra juger trop substantielles entraineront l’amateur de conte et de récit linéaire sur les chemins d’une lecture arborescente. Au risque de s’y perdre ? La digression n’est-elle pas cependant la marque de fabrique de la véritable oralité, du dialogue tel qu’il se pratique ?
Ni revue scientifique, ni revue de société savante, pas plus qu’elle revendique d’être une entreprise pédagogique ou une tentative de vulgarisation du patrimoine mézencole à des fins touristiques, Les Cahiers du Mézenc sont un peu de tout cela mais plus encore : la matérialisation d’une acculturation réciproque entre gens que l’origine sociale, les traditions culturelles, les cercles sociaux dissociés et, pour tout dire, les préjugés de chacun, n’ont pas accoutumés à dégager un sens commun à leur propre histoire, à construire une communauté de destin seule capable de fonder une communauté de mémoire.
Tout cela ne va pas sans ambiguïté ni malentendus. C’est ce qui nous fait dire que Les Cahiers du Mézenc sont une revue d’action culturelle, une revue dont l’enjeu est la fabrication de liens sociaux à partir d’un sens commun au prix d’un mélange souvent incompris des « spécialistes », d’un syncrétisme qui n’a pas toujours bonne presse. Mais comment faire autrement pour faire société avec ses morts et les êtres à venir que nous voulons nôtre ?
A tous, bonne lecture !