Les Cahiers du Mézenc N°5
1993
AVANT-PROPOS
Est-il si loin le temps des trousses et des charrettes bleues, des timons tordus sous la charge, des crissements d’essieux ? Le temps des boïres arc-boutées, des barrots, des feniers et des taons obstinés que ne rebutait pas la mouchine. Poils froment, mufle rose, les puissants bœufs du Mézenc dont une main d’enfant portée au front suffisait à arrêter le pas, s’en sont allés, sans bruit. Un jour de reboule, on a au fond d’une étable délacé leur joug pour la dernière fois. L’histoire de cette race bovine qui, de concours en comices, porta, jadis, loin le renom du Mézenc, nous est racontée par Michel Guigal. Cet exemple de patrimoine perdu inaugure la cinquième livraison des Cahiers du Mézenc. Comme pour dire la nécessité d’une vigilance accrue face aux menaces qui pèsent sur tant d’objets de l’héritage mézencole. Non pas qu’il faille vouloir tout conserver et sacrifier ainsi à l’immobilisme, mais parce qu’à l’heure où le modèle productiviste en agriculture montre ses limites, le développement des produits du terroir apparaît comme une alternative réaliste. Et tant qu’à se réclamer de celui-ci, autant puiser dans les éléments qui l’ont durablement marqué ; à la condition de s’être assuré de leur pérennité !
Le terroir mézencole, son évolution, la place qu’y ont les hommes, sont l’objet de la description détaillée que Roger Nicolas avait entamée dans le numéro trois de notre revue. Après le versant vellave, il livre ici, en complément, un ensemble de données relatives à cinq communes ardéchoises des flancs du Mézenc, extrêmement précieuses pour qui veut comprendre la logique de deux siècles d’occupation humaine. C’est également à l’analyse de cette logique et en écho aux interrogations formulées par Michel Riou à propos des Boutières, dans notre précédent numéro, que Jean-Jacques Léogier porte un diagnostic et trace les axes de ce qui pourrait être un nouveau printemps du massif du Mézenc : espace longtemps ouvert à la circulation des hommes et des biens, celui-ci a périclité dès lors qu’il s’est refermé sur lui-même ; il convient d’en faire une nouvelle terre d’accueil.
Printemps du Mézenc ; printemps des sucs volcaniques qui l’entourent et qui ont récemment fait l’objet d’une labellisation par le ministère de l’Environnement, distinction saluée par notre photographie de couverture ; printemps des serres et de la flore que chante Marie Norcen ; printemps de la faune discrète qu’évoque en entomologiste Guy Lempérière dans un article-annonce plein de promesses pour les numéros à venir ; printemps de feu avec le réveil )de nos volcans dont Pierre Rochette discute l’hypothèse fort des techniques du paléomagnétisme.
Mémoire de la pierre volcanique, mémoire du bois et des charpentes sur laquelle nous revenons. Après le château du Cros (Cahiers du Mézenc n° 2 et 4), deux autres demeures de la petite noblesse campagnarde du Mézenc livrent une partie de leurs secrets grâce à la sagacité et la persévérance de Paulette Guigal, de Robert Cortial, de Christian Dormoy et de Michel Carlat. Le Pralas et l’Herm étaient autrefois les belles demeures d’une noblesse qui ne dérogeait point de mettre la main sur l’araire. Si nous n’y prenons garde rapidement, c’est cependant tout un pan de l’architecture rurale de notre région qui menace de partir en chazal. La sauvegarde de « Fillade », maison des Estables, dont Michel Carlat et Christian Dormoy ont mené l’analyse historique et dendrochronologique témoigne qu’il n’est pourtant pas vain d’espérer.
Cette petite noblesse, souvent crottée, trouva dans l’épreuve révolutionnaire le soutien de ses fermiers, quelquefois plus aisés qu’elle. Tel ce Grand Chanéac, héros de la chronique locale, dont le combat contre les Bleus et la légende entretenue nous sont rapportés par Roger Dugua. Il y avait dans l’action du Grand Chanéac d’autres ressorts que la volonté de faire pièce aux tentatives de mainmise par la bourgeoisie urbaine sur les domaines déclarés biens nationaux. Des considérations religieuses soutiennent sans doute les motifs de ce « Chouan des Hautes Terres ». Les rapports à la religion sont une des dimensions essentielles pour qui veut comprendre l’histoire, les manières d’être et de penser des hommes du Mézenc. Paulette et Michel Guigal avaient évoqués dans le numéro précédent quelques unes des péripéties à l’origine de la partition du pays en une zone nord, protestante, et une zone sud restée catholique. Christian Maillebouis et Jean-Claude Ribeyre prolongent ici de manière parallèle ces deux histoires séparées mais qui montrent chacune, tant dans l’itinéraire religieux des Momiers qu’à l’occasion de la construction d’une église à Arcens, la force du lien religieux et du lien de solidarité quand ils sont l’expression du lien communautaire.
Autre image de celui-ci, l’Assemblée. Cette maison commune des villages et des hameaux, spécifique au versant vellave du Mézenc, où, sous l’autorité de la béate, femmes et enfants se réunissaient. Ceux-ci pour y glaner des rudiments de lecture, celles-là pour faire cliqueter leur carreau de dentellières. Lieu de prière et lieu de bavardage selon le moment où, à l’égal du couvige, se faisaient et se défaisaient les réputations. Lieux et temps de la sociabilité villageoise que fait revivre Paulette Eyraud. La dentelle dorée des Estables nous dit aussi combien il est important pour l’édification du patrimoine mézencole d’être attentif, non seulement aux œuvres, monuments et édifices construits pour défier le temps et qui sont, en général, le fait des hommes, mais aussi à tous ces travaux féminins, inscrits dans le quotidien, et donc réputés éphémères, telle que la fabrication de la dentelle, qui témoignent tout autant de l’ardeur au travail, des capacités créatrices et de l’ingéniosité des femmes du Mézenc.
On aura peut-être compris avec cette présentation que le projet de mise en valeur d’un patrimoine pluriel, tant par la diversité des objets abordés que par la variété des origines et des statuts de tous ceux qui ont contribué, reçoit dans ce numéro une confirmation particulièrement probante. C’est du moins le vœu que nous formulons à tous ceux qui entreprennent aujourd’hui de nous lire.