Les Cahiers du Mézenc N°18
Au moment où le massif du Mézenc accède à une nouvelle notoriété avec la reconnaissance du Fin Gras du Mézenc au titre d'A.O.C., et peut espérer en un nouveau printemps, la communauté des hommes d'en Haut perd, avec la disparition de Michel Carlat, une de ses figures, un de ses artisans qui bâtissent une communauté de destin sur les solides fondations d'une communauté de mémoire. Quelques-uns de ses nombreux amis et compagnons d'archives témoignent ici de son action et de son ouvre. Les Amis du Mézenc savent lui devoir beaucoup. Beaucoup de toits de lause du Mézenc vont maintenant résonner de la mémoire qu'il a su engranger.
«O montagne mon tombeau d'éternité» dit le poète Jean Chaudier, célébrant le Mézenc, océan d'arbres, d'herbes et d'anciens volcans. Aux imbéciles heureux qui sont nés quelque part ne faut-il pas répéter à l'envi qu'on est du pays sur lequel on entend fermer une dernière fois les yeux ?
Jean-Marc Gardès se souvient de son plateau et rappelle fort opportunément que l'appellation « Montagne ardéchoise », proposition d'un cabinet-conseil, est toute récente. Elle n'a donc pas de légitimité pour se réclamer d'une quelconque mémoire comme on peut le lire à Bourlatier. « Là-haut, la hiérarchie sociale s'affichait sur les toits ». Les pailhisses des petits paysans partis à la mine à Alès ou Saint-Étienne ont presque toutes disparu. Ce qui fait la profonde, quoique peu apparente, unité de ce plateau, qui n'est pas plus « ardéchois » que la « montagne », c'est une communauté de mémoire. Mémoire de la diaspora de ce réservoir biologique, de ce « château d'hommes » que furent ces hautes terres. Mémoire obstinée de tous ceux qui troquèrent un jour la burle contre de la poussière assassine, mémoire aujourd'hui possiblement partagée avec ceux qui sont restés pour imaginer ensemble de nouvelles raisons d'espérer.
Si le plateau peut paraître à certains comme une île perchée, c'est qu'ils ne mesurent pas combien, entre le haut et le bas, les liens d'échange étaient forts. Au temps où les voitures ignoraient les roues et où les auberges et les chemins résonnaient aux grelots des coubles et aux invectives des muletiers, la route du Pal, entre Montpezat et Le Puy, en était la principale artère. Depuis le XIIIe siècle, le pont du Béage sur la Veyradeyre est un point de passage obligé de cette circulation. Laurent Haond décrit la rencontre de métiers anciens qu'il suscite.
Le Mézenc est terre d'accueil et terre de retour. La biographie et l'ouvre de René Baumer en témoignent selon Daniel Contamin. Originaire par sa mère du hameau de Soutron, neveu du grand journaliste Rémi Roure, résistant et déporté comme lui, le peintre René Baumer, sensible à la plupart des courants picturaux du XXe siècle, nous a laissé une ouvre riche et foisonnante dont on trouvera ici quelques exemples et repères.
Il souffle sur le Mézenc « un vent dur qui rase la terre avec colère, parce qu'il ne trouve pas à se loger dans le feuillage des grands arbres. Je ne vois que des sapins maigres, longs comme des mâts, et la montagne apparaît là-bas, nue et pelée comme le dos décharné d'un éléphant ». Cette description de Jules Vallès que consigne Jean-Pierre Moulin dans un premier recueil des impressions de voyage de quelques-uns de nos grands écrivains, montre que le paysage n'est pas immuable. Nous ouvrons le dossier de ces transformations à propos du cirque des Estables avec Marcel et Paulette Eyraud qui évoquent la grandeur et la décadence de la plus haute des granges des chartreux de Bonnefoy, celle de Mézenc. Jean-Claude Mermet le prolonge en s'interrogeant sur le paysage virtuel : qu'aurait été le devenir du Mézenc si le projet d'observatoire météorologique sur son faîte avait abouti ? Ce dossier sera complété dans les prochaines livraisons des Cahiers, en particulier, afin d'aborder le temps long de la métamorphose du relief.
Par les vertus du boisement, le Mézenc est redevenu une moyenne montagne arborée d'essences diverses. Chacun qui traverse la forêt sait que les arbres murmurent et peut en prendre ombrage. À Jean-Paul Rique, ils parlent ouvertement. De leurs histoires de famille, de leur cousinage, de leur voisinage et de leur contribution à la vie des hommes, ces ingrats. Les hommes d'en Haut ont pourtant su tirer profit de chaque arbre au mieux de ses propriétés. C'est ce que montre André Bosc en décrivant beaucoup de ces emplois.
Le même, avec Enfances saint-frontaines, écrit un nouveau chapitre de cette histoire de la vie quotidienne à Saint-Front dans la première moitié du XXe siècle. Mémoire collective, souvenirs et archives se combinent pour une description détaillée et sans concession au folklore, de la condition des mères, de la petite enfance et de la jeunesse.
Enfin, comme de bon repas, il n'est pas de bonne livraison sans dessert. Celui que nous offrent Pascale Quinon et Christian Giroux sous la forme d'une troisième saison - ils en annoncent curieusement cinq ! - à base de baies sauvages. Retournons donc ensemble, avec eux, dans les bois.
À tous bonne lecture !