Les Cahiers du Mézenc N°20
2008
AVANT-PROPOS
Il en va des choses comme des gens. Chacun de nous n'existe que sous le regard de l'autre ; regard intéressé, compatissant, aimant, hostile, peu importe, le sens de notre présence au monde se gagne ainsi. De même, chaque chose sort de la confusion initiale parce qu'un regard sur elle la met en forme, commence par la nommer, l'habiller de couleurs et d'odeurs, d'affects et de mémoire, finit par la ranger, la classer pour en faire un objet familier. Un ensemble de regards qui s'accorde ainsi sur les choses font un langage, une culture, une sensibilité commune, un monde d'objets et de sujets liés. Les Inuits ne s'affrontent-ils pas à dix sortes de neige !
Vingt Cahiers du Mézenc, vingt ans d'échanges, de partage et de regards croisés entre auteurs et lecteurs n'ont pas fait qu'une somme patrimoniale et un motif de fierté. Ils témoignent de la diversité des sensibilités, des multiples mémoires, des références entrelacées qui viennent informer et peu à peu construire un commun regard sur les gens et les choses du Mézenc : notre regard sur le monde mézencole, notre mézencolie nostalgique et prospective uniment, soit, pour dire autrement, l'ensemble de nos attachements durables aux choses et aux gens d'ici qui fondent une même communauté de mémoire et de destin.
Diversité et rencontre donc des regards en cette nouvelle livraison. Plus qu'un autre âge, l'enfance engrange des scènes mémorables au point que ces moments de vie quotidienne peuvent être restitués dans toute leur fraîcheur sensible. Ainsi le faucheur de l'enfance de Jean Favre, grand père d'un grand pré que nous avons voulu faucher par un nuage tant la mémoire qui appelle ses morts regarde vers le ciel pour ne pas montrer ses larmes.
La même fraîcheur de souvenir habite les évocations de bord de route d'André Bosc. Monde de l'itinérance, des abris improbables, de la faim journalière comme le métier ; confrontation familière à l'autre si nécessaire cependant pour bâtir une identité. Nous n'oublierons pas la releveuse de luette.
Des figures de passage de ces paysages humains aux permanences minérales et végétales du Mézenc volcanique aux coulées de vie ininterrompue que chantent Jean Chaudier et Liliane Nicolas, le contraste temporel est saisissant. Les vieux paysages demandent-ils donc d'être parcourus d'un pas plus léger qui libère l'imaginaire ? Celui qui transforme deux plaques de phonolite en une table de culte pour padgels en mal de celtitude et chassés par le diable. C'est la suggestion que s'autorise au nom de la tradition orale, Pascal Pierret.
Qu'engageons-nous donc de nous dans la description d'un paysage ? s'interroge Sylviane Saugues à propos des voyages au Mézenc entrepris par George Sand et Simone de Beauvoir. Au terme d'un processus d'intériorisation, les descriptions et esquisses du massif et de ses contours dessinent en grande partie les lignes de personnalité. Dans la transparence des paysages du Mézenc, de ce lieu de solitude réconfortante, peut se lire le reflet des peines et des plaisirs des deux auteures.
Pour le peintre Jean Nury, les paysages du Mézenc étaient familiers. Il aimait en restituer à la façon impressionniste toute la lumière tandis qu'une seconde manière, expressionniste, peinture manifeste, telle un cri avait en charge de dire du temps les malheurs comme les raisons d'espérer. Lien au lieu, lien au temps présent, telle une belle synthèse de vie.
Depuis vingt ans les Cahiers du Mézenc font aussi le compte des " demeures " qui n'ont pas tenu leurs promesses. Adieu pailhisses au toit de genêt, si long parfois, comme aux Boutergues dont Laurent Haond nous raconte le passé de grange cistercienne aux fermiers cossus. Adieu queyrats, petit " château " tel Coste-Chaude des Chambarlhac, petite noblesse chicanière dont Georges Vignal nous narre les démêlés. Adieu moulins de l'Eysse et d'ailleurs dont Jean-Claude Ribeyre a entrepris le patient recensement tout en campant la figure oubliée du meunier.
La forêt a repris ses droits et engloutit lentement les chazals ou chazots. Le hêtre n'a pas encore reconquis son empire, des essences de meilleur rapport lui disputant la place. Jean-Paul Rique qui parle, on s'en souvient, aux arbres, en fait le tour complet, nous dit du hêtre, l'être, avant et après la hache.
Âgés aujourd'hui de vingt ans, les Cahiers du Mézenc doivent-ils s'arrêter de grandir, renoncer, à cet effet, à manger de la soupe, des soupes, qu'au terme de leur cinquième et dernière saison de gastronomie raisonnée, Pascale Quinon et Christian Giroux nous proposent ? Devrons-nous ensuite aller nous coucher ?
Vous nous le direz.
Merci aux auteurs pour leurs mots depuis vingt ans. Ces mots qui ont le pouvoir de nous porter si haut et si proches en devenant les mots de chacun, nos mots. Ces mots si cruels quand leur porteur se sait ni écouté, ni lu.
Aussi, à tous bonne lecture !