Les Cahiers du Mézenc N°35
2023
AVANT-PROPOS
Les Amis du Mézenc saluent la mémoire et dédient à Frédéric Rey et à Christian Grosclaude ainsi qu’à à leurs familles et amis ce numéro des Cahiers du Mézenc
Anne Baudequin, peintre paysagiste, Pierre Présumey, poète, Jean-Pierre Petit, aquarelliste, Jean-Paul Rogues, écrivain, Renée Defay, écrivaine et mémorialiste de ses lieux d’enfance, ont le Mézenc en partage et c’est toute l’ambition et le devoir d’une revue comme la nôtre que d’offrir à ses lecteurs les déclinaisons de cette commune fraternité du regard, des contours d’un bien en propre, d’une dette à la terre mère dont on ne saurait s’acquitter. Merci à eux qui nous invitent à voir, lire et entendre en toute simplicité une montagne nôtre.
À l’heure où se poursuit la réflexion sur le projet de Grand site de France pour le Mézenc-Gerbier, il nous a paru intéressant d’évoquer un projet d’aménagement du village de Chaudeyrolles, dont on avait envisagé, au début des années 1970, d’en faire une porte d’accès au site du Mézenc. Ce projet, aujourd’hui largement méconnu, avait été en grande partie l’œuvre de Claude Perron, architecte et urbaniste du patrimoine. Michel Engles, avec le concours de Jean-Louis Jourde, en font la présentation. Le dossier contient, entre autres, de nombreux très fins dessins et croquis de la main de l’architecte, avec des détails intéressants, accompagnés de prescriptions dont on donne ici quelques exemples.
Le Jardin Clos du Pré Nouveau est un site monumental en terrasses situé sur le versant du Rocher de Soutron, dans la commune d’Arcens, sur les territoires du Parc naturel régional et du Géoparc mondial UNESCO des Monts d’Ardèche (Géosite de Soutron). De jardin potager lors de sa création par une famille du hameau de Massas à la charnière entre les XIXe et XXe siècles, il a été transformé en forêt de résineux par plantation de Douglas en 1965 selon un programme de boisement subventionné, puis il est tombé dans l’oubli pendant plus d’un demi-siècle. En 2016, ce jardin a failli être détruit au cours du déboisement du versant. Sollicité par les associations locales – Arcade (Arcens Amitié Développement) et PHTVV (Pôle Haroun Tazieff en Vivarais-Velay) – , la commune d’Arcens a acheté la parcelle afin de préserver le site. Les auteurs de l’article, Monique Gadais, Louis Cagin et Lise Madec s’attachent à décrire dans le détail l’aventure qu’a représenté la réhabilitation de ce site d’exception et son intérêt patrimonial.
Il y a quelques années, un couple de sociologues, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, entreprit une chronique des quartiers chics de Paris. Parmi leurs observations : certaines rues du domaine public de ces beaux quartiers étaient fermées à toutes les formes de circulation piétonne et automobile pour protéger la quiétude de ces Parisiens fortunés. Cette appropriation privée de l’espace public n’est pas nouvelle. Et pas sans rapport, jadis, avec l’installation de chapelles privées dans des églises, dont l’espace se veut rassembleur de l’ensemble de la communauté chrétienne. Le sabre et le goupillon ont eu naguère la réputation de faire bon ménage. Les cadets de la noblesse et de la bourgeoisie fortunée se partageaient les sinécures. Cette alliance n’allait pas sans quelques différends lorsque l’enjeu portait sur les revenus engendrés par les messes dites pour le salut de l’âme des donateurs dans des chapelles privées lors que l’Église entendait conserver le monopole des biens du salut. Georges Vignal nous donne le récit de la résolution d’un de ces différends, au XVIe à Saint-Martin-de-Valamas.
Selon Hervé Quesnel, l’échange de marchandises à l’occasion des foires et marchés a contribué au maintien de la langue occitane, tout comme à son développement. En conséquence, le recul du dynamisme de ces marchés et foires a eu pour contrecoup le déclin de l’usage de la langue, stigmatisé dans le terme péjoratif de patois, que les variations d’un village à l’autre suffisaient à discréditer. À l’aide de multiples exemples, l’auteur, tout en reconnaissant l’existence de ces variantes, montre que les locuteurs, quand ils ont une bonne connaissance de leur propre parler, ne sont pas pénalisés. Ces variations ne sont pas un frein à une intercompréhension aisée entre aires dialectales limitrophes.
Issus d’une famille de sylviculteurs-scieurs installée à Borée, au Coin de la scie, à l’orée du bois de Peyrala, de 1661 à 1892, Raymonde Chalendard-Bartoli (†) et Michel Bartoli nous livrent une double histoire croisée des idées et des pratiques de forestiers, d’une part, et celle d’un lignage de scieurs et de sylviculteurs dans ses rapports à une communauté, celle de Borée, et à une administration de la forêt étatique qui souhaite imposer sa marque, d’autre part. Peyrala apparaît aujourd’hui comme une futaie de hêtres et de sapins jardinée depuis toujours, tant le temps des forêts ne semble pas le nôtre.
Une quatrième contribution sous la forme d’un conte illustré pour adultes apparaît comme une tentative de généalogie de la modernité sous la forme d’une chronique du désenchantement du monde. Les auteurs. Jean-Claude Mermet et Françoise Defive pour les illustrations, racontent, à leur manière et complicité, le passage d’une société traditionnelle comme celle du Mézenc, société de l’animisme, de l’honneur et du don, à la marchandisation généralisée et à la dictature de l’image.
On connaissait la psychologie des profondeurs comme discipline des rapports entre conscient et inconscient, il faudra désormais ajouter à la recension de tout ce qui est profond, la contribution décisive pour l’avenir de la limnologie comme science des eaux stagnantes, et singulièrement de sa branche, la limnologie physique comparée, et de sa sous-section limnimétrique, apportée par Jean-Paul Raynal, Laurence Prévost et Jean-Marc Gardès. Une suggestion toutefois : a-t-on bien pris la mesure du rôle de la lune, des micro marées et subséquemment des variations du tirant d’eau de l’embarcation préposée aux sondages , croisant dans les eaux du lac d’Issarlès ? De quoi faire parler dans les chaumières et devant les comptoirs !
Asterionella formosa, diatomée de l’ère de l’intelligence artificielle, écrit, ma foi, fort bien, et doit aussi parler, participer à des colloques sur l’évolution des humanoïdes (deux cents millions d’années d’ancienneté dans la recherche, ça représente pas mal de communications limnologiques !). Et dire que pendant ce temps-là, les chercheurs et les chercheuses, dont Anaïs Tahri et Emmanuelle Defive, bronzent sur la plage du lac d’Issarlès en sirotant des cocktails bien frappés à l’algue et au jus de carottes en se demandant si le niveau de l’eau du lac est rigoureusement plat ou affecté d’une légère rotondité. Bref, lisez le papier passionnant d’Asterionella (ça doit être son prénom) et demandez-lui si elle ne voudrait pas cotiser aux Amis du Mézenc et s’occuper de la Revue ?
Le jardinage en montagne et plus précisément au Mézenc a-t-il des spécificités ? De calendrier, dans un pays qui ne connaît que deux saisons, certes ! Les témoignages sollicités par Christophe Avenas, agronome, auprès de sa parenté et de son voisinage boréens, adeptes d’un jardinage d’autoconsommation s’accordent aussi sur l’absence d’un arrosage systématique. Il est vrai que le modèle productiviste et le recours aux produits chimiques n’y sont pas de mise. L’eau y coule avec sagesse, sans retenue. Si l’agriculteur et l’agronome semblent se détourner progressivement du modèle productiviste, le jardinier – et singulièrement le jardinier de montagne par opposition au maraîcher de banlieue – relève encore d’une économie vivrière non marchande. Désormais, on ne regarde plus la terre comme un support inerte qu’on foule du pied, mais comme un milieu vivant, d’une complexité immense, qu’il est fondamental de respecter et de protéger.
Michel Bartoli raconte les circonstances de la rencontre, en juillet 1897, de sa parente Henriette Reynaud, au-devant de la maison forestière de Chanchemine, isolée au milieu des bois, avec un vagabond vétu d’un vieil uniforme de l’armée de Napoléon III et coiffé d’une casquette en fourrure de lapin blanc. Cheveux et barbe noirs, un œil sanguinolent. Dix jours plus tard, la France entière apprend que Joseph Vacher a été arrêté. Il était le tueur en série recherché par tous les parquets de France. Les journaux diffusent son portrait : aucun doute, c’était lui qui avait questionné Henriette. À Bourg-en-Bresse, devant les huées et les applaudissements d’une foule immense, il fut guillotiné le 31 décembre 1898. De quoi pimenter les récits de veillée !
Depuis de nombreuses années, Jean-Marc Gardès rassemble les témoignages de personnalités ayant acquis une certaine notoriété dans la sphère publique et qui ont témoigné de leur passage ou de leur séjour en Ardèche. Il nous propose un court article de commentaire à propos d’un texte de Marie Eugène Melchior de Vogüé, issu d’une grande et ancienne lignée de la noblesse vivaroise, député de l’Ardèche, royaliste. Ce membre de l’Académie française fait montre d’un racisme que l’on peut qualifier d’ordinaire au moment de l’apogée de l’empire colonial français. Évoquant la figure du padgel, Melchior de Vogüé, en tant que dominant, s’inscrit dans un imaginaire social où le dominé – ici le padgel – est défini par le manque, manque d’intelligence, d’idées, de vivacité d’esprit, d’originalité, et encore bâti à partir du même moule, celui du sauvage…
À tous et toutes, bonne lecture !