Les Cahiers du Mézenc N°32
2020
AVANT-PROPOS
Plus que de précédentes livraisons, ce numéro des Cahiers du Mézenc est parcouru de correspondances plus ou moins secrètes : air pur convoité par des moulins aérophages, moulins des fils du moulinage, moulins au fil de l’eau. Eau des lacs et des viviers qui concourent à la provende des hommes d’en Haut. Neiges d’antan, de naguère et d’aujourd’hui dans tous leurs mots. Burles de tous les aveuglements, de tous les écarts et de toutes les obstinations à vouloir habiter la montagne presque jusqu’en haut. Il faudrait y ajouter le thème de l’exil rendu inévitable. Bref, une tentative non concertée de déclinaison d’une identité mézencole, de définition d’un esprit des lieux. D’autres richesses encore, minérales, végétales, digestives à lire, tant, ici, la nature est bonne fille si l’on se garde de la forcer.
Les meuniers, ceux de l’Orcival, n’ignoraient pas qu’au terme du cycle, l’eau finit toujours par remouiller et savaient aussi apprivoiser une source d’énergie quelquefois rare, parfois surabondante et capricieuse. Alain Groisier et Lucas Fialon ont fait la connaissance de leurs belles machines et de ce savoir-faire disparu selon lequel l’eau ne se perd pas, se rend au voisin d’aval car, au bout, il y a le pain à suffisance. Communauté aujourd’hui disparue qui obligeait ses membres aux lois de la coutume.
Tout un passé qui s’inscrit dans le présent, tout un présent qui s’inscrit dans le passé, c’est le bénéfice historique et l’émotion que suscite la lecture d’un compoix selon Jean-Claude Soubeyrand. Un paysage familier, celui des Vastres et de son compoix au temps de Louis xiii et Richelieu, que l’on se plairait à reconstituer, parcelle par parcelle, dans tous leurs usages, leurs couleurs et, même, leurs odeurs pour dire une manière de fidélité par-delà l’exil.
« Monsieur, il neige ! » s’exclame l’écolier, et toute la classe de détourner la tête ! Chagrin, le maître prie de patienter jusqu’à la récréation. La neige est une promesse de jeux et de rires, mais aussi de deuils quand elle s’emburle. Bonhomme de neige, homme mort en neige. La Grande Faucheuse ne limite pas son tribut à la saison des foins et la burle des hommes d’en Haut peut être la compagne éphémère de toutes les saisons : « Ici, les habitants arrêtent de parler de la neige au mois de juin et en reparlent au mois d’août. » De quoi faire glossaire avec Hervé Quesnel, de quoi rendre jaloux une compagnie d’Inuits bavards. La burle a ses poètes et ses comptables. Au rang des premiers, Lionel Alès, et Véronique Béné pour l’aquarelle, qui savent que pulsion de mort et pulsion de vie sont cousines, campent l’effroi et la séduction du mourir en neige.
Parce qu’elle fonde l’identité sur l’adversité éprouvée, la burle, par le récit de ses méfaits colporté aux veillées, est la figure incontournable de la saga des hommes d’en Haut. Un mémorial de ses funestes rencontres, un obituaire qu’on ose à peine dire « burlesque », dont Jean-Claude Mermet se fait le comptable et qui, loin d’être exhaustif, vaudrait comme symbole de l’esprit des lieux et de la ténacité des hommes. Dans son tourbillon éphémère, la burle est bien au cœur du patrimoine mézencole.
De quelle parenté la burle pourrait-elle se réclamer ? De la neige et du vent, certes ; mais de quelle neige et de quel vent ? L’anthropologie de la parenté, selon ce même contributeur, livre une réponse, en prenant appui sur une vie de Burle illustrée que l’on doit à Françoise Defive et Michel Engles. La neige est blanche, Comme une oie ? Peut-être ! Burle est le fruit de l’union polyandre de Blanche Neige avec les sept vents du Mézenc. Voilà un remue-ménage qui décoiffe !
À propos, savez-vous que l’air du Mézenc est le plus pur de France ? Preuves scientifiques à l’appui, André Gast vous le dit.
Frédérique Gramayze traverse six siècles d’histoire de la chartreuse de Bonnefoy avec un fil rouge sous la forme d’une question. Comment une volonté collective de silence, d’humilité, de pauvreté, d’isolement, de prière et de présence à Dieu a pu être compatible avec une présence au monde, une participation aux échanges potentiellement conflictuels avec la communauté mézencole ? Comment une vie collective qui se voulait réglée par la prière, une vie sans histoire, peut se décrire comme une épopée ? Et, rétrospectivement : comment vouloir le désert autour de soi quand on s’installe dans une montagne habitée presque jusqu’en haut ? L’auteure aborde les différentes modalités de ce paradoxe, montre comment se gère l’interface. Pour l’anecdote, on apprend ainsi au détour d’une note que le prieur des chartreux cache à l’occasion sous son froc d’autres habits : celui de la mouche qui renseigne Vidocq, celui du sycophante que raille Jean de La Fontaine, celui d’aun espinchaire et pour le dire plus communément, celui d’un délateur adepte du double jeu et de la manière forte.
Les premières années de la Révolution française ont sonné le glas de la chartreuse de Bonnefoy et de l’aristocratie paysanne que formaient les lignées de ses trente-deux grangers. L’année 1791 verra le démantèlement complet de la Chartreuse et de ses biens, à l’exclusion des forêts. Au profit de qui ? La vente aux enchères du lac d’Arcone, devenu bien national, que se disputèrent un bourgeois et un petit noble est l’occasion, pour Georges Vignal, de décrire par le menu la procédure d’enchères et son déroulement. Un exemple de l’extraordinaire transfert de propriété que fut dans le pays, à la Révolution, la vente des biens nationaux, acquis bien souvent dans un but spéculatif par des acheteurs principalement issus de la bourgeoisie.
Les nomenclatures qui se proposent de mettre de l’ordre dans le monde végétal sont quelquefois source de confusion qui affecte les paysages. Ainsi, ceux du Mézenc, comme le démontre Michel Bartoli à propos de deux espèces de Pin de montagne désignées par le même binôme latin : Pinus montana.
Une nouvelle station dans le parcours du jardin géologique d’Emmanuelle Defive vous est proposée : le volcan d’Échamps. Une plaine longtemps couverte de champs de seigle offre au regard, au milieu d’un cortège de vieux volcans chahuteurs, une topographie aussi insolite qu’humanisée. Un îlot plat qui ne fut pas, naguère, de tout repos.
Après avoir, dans le numéro précédant des Cahiers du Mézenc, traité des dispositions concernant la protection des espèces végétales menacées prescrites par les conventions internationales et les textes européens, Jean-Paul Rique aborde l’échelon national en précisant de manière claire l’ensemble du dispositif juridique garant de cette protection. Parmi les 834 espèces végétales recensées autour du Mézenc par les botanistes locaux, 12 espèces rares en danger d’extinction font l’objet de mesures de protection à l’échelon national. Les excursionnistes prompts à offrir des bouquets de fleurs originaux seraient bien fondés d’en lire le détail.
L'implantation d'un moulinage à Arcens s'inscrit un peu tardivement, dans le contexte favorable physique et humain qui a permis de développer cette industrie dans le canton de Saint-Martin-de-Valamas et en Ardèche entre 1820 et 1925, par la création d’une douzaine d'entreprises de moulinage, tissage et passementerie. En 1914, 381 moulinages employaient plus de 13 000 personnes en Ardèche et près de 200 fabriques tenaient encore en 1966, avec 3 800 employés. De nombreux moulinages se sont implantés sur l'emplacement d'un moulin ; c’est le cas pour celui dit « du Pont d’Arcens », qui a remplacé un moulin construit au xvie siècle. C’est l’histoire de ce moulinage qu’entreprend Jean-Claude Ribeyre.
Un coup d’arquebuse n’atteint pas le pèlerin. Cet aphorisme pourrait exprimer tout le renom de la ville du Puy-en-Velay connue pour son culte marial, son départ du Saint-Jacques et ses liqueurs digestives. Ce sont ces dernières qui ont retenu l’attention d’Annie Gentes, qui retrace le parcours de la Distillerie du Mézenc, créée en 1922 par Régis Vey au Monastier, puis son alliance avec la grande maison Maurin-Brenas du Puy.
La pandémie qui nous frappe et les urgences qu’elle a installées pourraient donner pour vains nos efforts pour être, depuis trente-trois ans, au rendez-vous de nos fidèles lecteurs en leur souhaitant une fois de plus bonne lecture. Notre inquiétude n’est pas que dans l’avenir de notre entreprise et la santé de nos chers lecteurs, mais pourrait se dire en une seule question : dans la société mondialisée du port du masque obligatoire et permanent qui sera demain notre horizon, comment va-t-on apprendre à sourire à nos enfants et petits-enfants ?