Les Cahiers du Mézenc N°6
1994
AVANT-PROPOS
La terre du Mézenc est une vieille terre. Elle n'a pas ces reliefs hardis qui font lever le nez à la recherche d'un ciel trop haut perché. Le regard y porte loin, dans l'espace comme dans le temps. De cette très ancienne terre, Emmanuelle Defive raconte ici les rides selon une carte complexe où se télescopent les temporalités. Ces paysages ont, en effet, une histoire ou plutôt des histoires. Celle, d'abord, d'un temps si long qu'il défie l'imagination, temps géologique des coulées de laves qui s'empilent sur des millions d'années, des fonds de vallées qui finissent un jour par s'exhausser, celle, millénaire ou séculaire des épisodes glaciaires et des rivières de pierres ou clapiers, celle de générations d'hommes obstinés qui retenant la terre de leurs mains ont, par leurs chambas, de leur sueur, fait barrage à l'orage dévastateur, celle, enfin, imperceptible mais combien efficace, parce que répétée à la manière d'un yo-yo, des pipkraks.
Temps des premiers hommes du Mézenc qui devinrent sans doute un peu plus Homme, un jour, d'avoir enterré les leurs. Claire Gautrand-Moser et François Moser en décrivant avec minutie le produit de leur fouille du dolmen des Beaumes à Échamps, nous font apercevoir les dimensions culturelles et cultuelles de ces premières sociétés du Mézenc. Sont-ils si éloignés de nous ceux qui déposaient sur ce mégalithe funéraire des galets pris au fond des vallées ? Ce monument protégeait les morts de l'action des vivants ou les vivants du retour possible des morts. Du moins peut-on l'imaginer comme Emile Vialle de Reynaud, poète et paysan du Mézenc qui vient de nous quitter, dit le dolmen comme le dernier abri des preux.
Temps des seigneurs, comme l'évoquait un boreyou, mort nonagénaire, pour évoquer tout ce qui était antérieur à la Révolution française ; ce qui montre, en passant, que la césure révolutionnaire était entrée en ces têtes chouannes. Temps de la journée du notaire d'Ancien Régime, visitant sa pratique, que Paulette et Michel Guigal décrivent par le menu, prenant comme exemple les générations de tabellions de Lachapelle, montrant comment ces dynasties notariales étaient insérées dans la société locale et pourquoi ce rapport a progressivement évolué.
Temps d'une vie, temps des familles et de leur reproduction, temps de la naissance, du mariage et de la mort, tels que nous les livrent les registres paroissiaux de Borée qu'analysent Robert Pontier et Jean-Claude Mermet. Celui-là pour dresser le tableau de la démographie d'Ancien Régime à partir de statistiques annuelles et mensuelles d'actes de baptême, mariages et sépultures, pour la période comprise entre 1672 et la Révolution, celui-ci pour donner sa lecture des mêmes registres en glanant dans les marges et entre les lignes.
Temps qui file et coule entre les doigts qui se nouent, temps avec lequel il n'est jamais permis de composer, qu'interpelle dans sa langue occitane. Marie Norcen ; temps de la jeunesse et des amours passés en Hautes Terres, à qui l'on se veut fidèle et qu'évoque L. A. F. Darier-Bazière.
La tradition orale du Mézenc ignorait tout de Jean de La Fontaine qu'elle savait déjà utiliser les ressources du bestiaire pour évoquer les relations entre les hommes et moquer leurs défauts. Moitié de coq (Mitat de Jalh) est un récit parmi les plus connus de la littérature orale. La version présentée ici est celle que contait Pierre Chanéac des Estables (1921-1992) et qu'il tenait de son père. C'était l'un de nos derniers conteurs, au riche répertoire de contes, légendes, anecdotes et devinettes. Sa version du conte est commentée et mise en perspective par Jean-Baptiste Martin. Faut-il souligner l'urgence de la collecte de ces derniers témoignages de la culture orale ?
De la société des hommes aux sociétés animales, du patrimoine culturel au patrimoine naturel, la transition ainsi s'opère. Cette dernière livraison fait une large place à la faune des pentes du Mézenc. Les vertébrés des narces de Chaudeyrolles font l'objet d'un inventaire systématique par Bruno Gilard qui décrit les mours du busard cendré, l'installation récente de la marmotte et plaide pour la préservation des zones humides. Guy Lempérière, de son côté, inaugure le programme de présentation du patrimoine entomologique du Mézenc annoncé dans le numéro précédent des Cahiers du Mézenc, par un article consacré aux Carabes.
Au fil des numéros, le projet de mise en valeur du patrimoine mézencole se concrétise ainsi par la diversification des domaines, des disciplines et des auteurs. Chaque année passant voit la récolte porter de nouveaux fruits et les perspectives de mises en valeur, insoupçonnées naguère, trouver leur porte-plume. Cette nouvelle livraison consacre également un effort pour mettre la forme à la hauteur du fond. Que tous ceux qui participent de ce rassemblement des énergies et des talents soient ici remerciés. Et bonne lecture !