Les Cahiers du Mézenc N°16
2004
AVANT-PROPOS
Nous ne mourrons pas idiots ! Dans cette nouvelle livraison des Cahiers du Mézenc la comparaison qu'entreprend Laurent Rieutort entre les b÷ufs de Pâques du Mont Lozère et du Mézenc a pour premier mérite, en effet, de nous préserver de l'idiotie. En grec, « idiotie » : idiotès, idiot, signifie d'abord simple, particulier, unique, non dédoublable. L'idiome est la langue parlée localement, à nulle autre pareille, et l'idiot est d'abord celui qui n'est que d'un lieu et ne peut le connaître en réalité puisqu'il ne se donne pas les moyens de la distanciation et de la confrontation. Construire une identité suppose le détour par l'autre, par sa quête, mieux, par l'enquête et le regard analytique qui compare systé-matiquement. C'est cette étude croisée de deux élevages enracinés, de deux produits de terroir issus de deux hautes terres du Massif central semblables par bien des traits et si différentes par ailleurs, de deux processus de mise en patrimoine enfin, que nous propose l'auteur. Elle nous permet de mieux comprendre pourquoi le projet de relance du Fin Gras du Mézenc aboutira bientôt à une Appellation d'Origine Contrôlée, gage d'une renaissance de l'ensemble du massif du Mézenc.
L'engraissement des boeufs du Mézenc est affaire de passion. Celle de toute une communauté qui rivalise dans les arts du foin et du soin et qui prend quelquefois, comme le raconte Christine Fiasson, la forme d'une émulation entre deux frères, les frères Chanal de Chaudeyrolles dont la réputation d'éleveurs hors pair alla, dans la seconde moitié du XIX, siècle, bien au-delà du massif. Dans les foires locales,
les concours régionaux et jusque dans les expositions universelles parisiennes, une société de l'honneur se donnait à voir. Les éleveurs du Fin Gras se révèlent ainsi hommes de montre et gens du voyage.
Cette société d'hommes ne faisait pas toujours la part belle aux femmes. Aussi en ce pays devraient-elles être absentes - celles d'origine populaire encore plus qu'ailleurs - de l'histoire telle qu'elle s'écrit et s'enseigne. Et pourtant ! La mémoire vive de la Montagne protestante a su conserver les figures de femmes qui par leur militantisme et leur esprit de résistance ont préparé le temps de l'émancipation. Gérard Bollon en apporte la preuve en retraçant le parcours de quelques-unes de ces femmes ordinaires luttant contre les persécutions religieuses aux XVII et XVIII siècles, engagées plus préco-cement que d'autres par la lecture indivi-duelle de la Bible dans la conquête du savoir et sa transmission, jouant un rôle essentiel dans la résistance civile et armée face à la barbarie nazie. Aucune de ces femmes n'a imaginé être un jour célèbre ou même distinguée. Pour leur résistance et leur combat quotidien, elles méritent simplement d'être reconnues et cet article y contribue.
Dans les deux précédents numéros des Cahiers, André Bosc, évoquant la vie quotidienne à Saint-Front dans la première partie du XX siècle, avait privilégié le labeur paysan. C'est aux hommes de métier, aux artisans, qu'il consacre sa présente contribution. Activités qui ont laissé peu de traces photographiques et plus largement documentaires. À partir d'objets et de souvenirs familiaux, la description
minutieuse des outils, des procédés de fabrication, des produits finis, des rapports humains engagés dans l'activité du charron, permet cependant de faire revivre un métier qui, à y bien regarder, pour traditionnel qu'il fût, n'était pas, dans la région du Mézenc, si ancien que cela.
Beaucoup ignorent que les cantons de Saint-Martin-de-Valamas et du Cheylard sont, du point de vue de la structure des emplois, parmi les plus industriels et les plus ouvriers d'Ardèche, que le taux de chômage y est significativement plus bas et les salaires plus élevés que dans beaucoup de bassins d'emplois de Rhône-Alpes. La bijouterie locale y occupe une place éminente. C'est l'histoire de cette industrie vieille de 150 ans que raconte Jean Dussaud. Ces entreprises ont connu des sorts divers : celles venues d'ailleurs ont plutôt périclité alors que celles reprises et dirigées par des gens du pays se sont maintenues avec un souci permanent de modernisation. Alliant savoir-faire traditionnels, technicité, producti-vité et extension de leur réseau commercial, elles ont fait des hautes Boutières le premier centre de l'industrie bijoutière en France. Le massif du Mézenc est ainsi terre de contrastes : la modernité y côtoie la tradition.
C'est une des richesses spécifiques du Mézenc que de maintenir trois couverts différents sur ses pailhisses et ses queyrats : la paille de seigle, la lauze et le genêt. Michel Engles, avec la complicité de Léon Chareyre pour la partie technique et d'Alain Groisier pour les illustrations, reprend le dossier des différentes manières de poser le genêt. Des trois, cette couverture semble aujourd'hui la plus menacée, sans doute parce qu'elle exige du temps dont nous sommes de plus en plus chiches.
Fragilité du patrimoine architectural local qu'illustrent de manière exemplaire Roger-Vincent Bathie et Jean Pestre, avec la disparition d'un toit de lauzes à Freycenet-La-Cuche. La mobilisation de tous les défenseurs de ces chefs-d'oeuvre d'architecture
paysanne n'a pas suffi mais l'espoir demeure qu'un jour cette charpente et d'autres encore recouvrent leur vieil habit de pierre.
Le Mézenc est depuis peu un massif. Longtemps roi des Cévennes mais inscrit dans un espace aux contours approximatifs, il a atteint récemment l'âge adulte et gagné son indépendance même s'il est loin pour autant d'avoir la notoriété du Puy-de-Dôme ou de l'Aubrac. On le dit pays du Fin Gras ; on le situe à la source d'un grand fleuve ; il a une réputation volcanique. Depuis quand, au fait ? Et quels sont les responsables de cette réputation ? Emmanuelle Defive, Jean-Claude Mermet et Laurent Rieutort s'emploient à donner quelques réponses et montrent qu'en terme de paysage ce volcanisme ancien est tout récent. Entre l'eau, le feu et le foin quel emblème choisir, quelle identité revendiquer pour fonder le développement du massif ?
L'abondance d'emblèmes pourrait même devenir pléthore. La Marmotte, naguère acclimatée à nos montagnes, prospère et voisine désormais avec la Loutre qui remonte peu à peu les cours d'eau du haut bassin de la Loire jusqu'aux sources. Christian Boucansaud et Alain Eymard-Dauphin nous racontent les péripéties de ce retour d'une espèce longtemps considérée comme nuisible, aujourd'hui protégée, et symbole de la qualité de nos milieux aquatiques.
Enfin, deux détours gourmands convain-cront le lecteur, s'il en était encore besoin, de l'exceptionnelle diversité du patrimoine mézencole. Avec William Lhermenier, nous complétons notre inventaire des champignons avec une incursion du côté des Tricholomes et ressemblants les plus courants observés sur le plateau ardéchois tandis que Pascale Quinon et Christian Giroux, férus de gastronomie "sauvage", installent leur meilleure table au bord du chemin, au bout du pré et au fond de la forêt pour des bonheurs de papilles et de prunelles.
À tous bonne lecture !