Les Cahiers du Mézenc N°19
2007
AVANT-PROPOS
L'Histoire, la mémoire et le souvenir ne font pas à tout coup bon ménage. Le souvenir est réputé trompeur, la mémoire défaillante, l'Histoire toujours à reécrire. Au-delà, les rapports entre ces trois manières de convoquer le passé ne parais-sent pas réductibles aux oppositions simples et conventionnelles qui marque-raient le passage du souvenir à la mémoire, de la mémoire à l'Histoire : l'individuel et le collectif, l'oral et l'écrit, le témoignage et les récits recoupés, par exemple. Cette livraison des Cahiers du Mézenc invite à reprendre cette question.
À nouveau, Laurent Haond nous conduit dans les pas des muletiers de la route du Pal. Après le pont du Béage, celui de Rieutord sur la Loire fait l'objet d'une mise en perspective historique. Le fleuve en ses premiers débordements représentait un obs-tacle notoire à franchir et un gué pratiqué depuis le Néolithique détermina l'emplace-ment du village de Rieutord. Des ponts en bois puis en pierre s'y substituèrent sur ce qui devint le Grand Chemin de France reliant le centre de la chrétienté d'alors, Avignon, à l'un des pôles majeurs de pèle-rinage de la fin du Moyen Âge, Le Puy. A la suite de l'installation des papes en Avignon à partir de 1305, puis de l'ouvertu-re en 1307 du pont Saint-Esprit sur le Rhône, avec l'incorporation du Vivarais au royaume de France (1305-1308), ce chemin devint l'axe principal de circulation du Royaume alors que le couloir rhodanien relevait encore du Saint-Empire. Traces les plus durables de l'intervention humaine dans le paysage, certains chemins aujour-d'hui presque oubliés invitent aux traver-sées imaginaires dans les pas de nos ancêtres, petits et grands.
Longtemps l'histoire de la guerre 1939-1945 sur le plateau, aux confins du Haut Vivarais et du Velay comme ailleurs en France, s'est bornée à l'opposition entre collaboration et résistance armée. Progres-sivement une autre mémoire et une autre histoire se sont affirmées, paradoxalement en dépit et quelquefois presque contre la volonté de discrétion des acteurs du sauve-tage des persécutés de la barbarie nazie. Car ces Justes dont Annik Flaud et Gérard Bollon disent ici la résistance qui se voulait ordinaire, agissaient au nom d'une exigence morale profondément partagée. Résistance civile si constante en ce pays où « résister » s'écrit sur les murs, qu'elle ne fit longtemps pas événement et subsume tardivement sous son concept une histoire discrète dont il est urgent de rassembler toutes les mémoires.
Nécessairement anonyme, la résistance civile et la résistance armée reçoivent avec la victoire des hommages inégaux. L'engagement, le mérite et la modestie des uns ne sont pas moindres que ceux des autres. Les engagements politiques de Rémy Roure dans l'entre-deux-guerres, durant la Résistance puis dans la période postérieure à 1945, relatés par Christiane Maza, ont leur racine dans une expérience intellectuelle au début du XXe siècle qui confronte le fils d'agriculteur, élève du petit séminaire, avec la bataille dreyfusarde et l'expérience de la captivité. Le refus des catéchismes, le goût de la liberté, le primat de la justice et de la liberté sur les intérêts de clan, seront autant de dispositions pré-coces investies dans les combats futurs.
Autre interrogation sur le rapport au passé par la médiation d'un roman de Rémy Roure, Anaïs, dont Jean-Claude Ribeyre traque dans le détail la dimension autobio-graphique. Avec la mise en évidence des liens, fussent-ils les plus ténus, entre un homme qui compta en son temps dans le champ politique et son passé de petit pay-san pauvre, vient la question : les cadres sociaux, affectifs et matériels à partir des-quels s'élabore une mémoire enchantée de l'enfance, ne sont-ils pas ceux que l'on est le moins enclin à remettre en cause ? N'est-ce pas là la source d'un conservatis-me propre à chacun, celui qui voudrait que les paysages intérieurs comme extérieurs de notre enfance restassent inchangés ?
En mariant expérience personnelle et références littéraires empruntées à quelques auteurs qu'il eut l'occasion de côtoyer ou d'accompagner et que le Mézenc lie, Daniel Contamin montre le pouvoir de recréation du souvenir. Faire retour au pays de son enfance dans la quête d'émotions perdues, chercher les traces concrètes d'un imagi-naire littéraire, n'est-ce pas pure illusion, démarche condamnée d'avance ?
S'il en est ainsi, c'est que les souvenirs viennent spontanément, sans qu'il soit besoin de les appeler, remarque Jean-Marc Gardés. Surgissant du passé au terme d'un puissant travail souterrain pour ne garder que des éclats de bonheur d'autrefois, le souvenir apparaît toujours incongru comme ce doigt minéral sur la face cachée du Gerbier, à jamais détaché de son suc, pro-duit d'un travail immémorial.
La mémoire collective des soldats de Napoléon, de leur arrachement au pays et de leur aventure guerrière survit encore dans les noms d'escaïne. Ce que note Robert Cortial dans un état des soldats de Saint-Front et du Mézenc qui reçurent la médaille de Sainte-Hélène pour leur partici-pation aux guerres révolutionnaires et napoléoniennes, première acculturation de masse de la paysannerie française.
Cette confrontation avec d'autres cultures, d'autres systèmes de relations sociales, les hommes d'en Haut en feront une autre expérience tout aussi massive avec la pre-mière Guerre Mondiale, moment charnière où la société paysanne que décrit André Bosc, connaît le début de son agonie.
Si la société paysanne a aujourd'hui disparu, certaines de ses valeurs perdurent. Ainsi de la nécessité de laisser du temps au temps, que revendique Pierre de Jean ; ainsi de la fidélité à la cuisine rustique de sa jeunesse que chante Jean Chaudier ; ou de l'amitié que l'on veut immortelle ; ou encore de l'attachement à ses parents au contact de la tombe, que nous avoue pudiquement et sobrement Jean Favre.
Jean-Paul Rique, l'homme d'en Haut qui parle aux arbres, reçoit dans ce numéro les confidences d'un sapin. Du plus vieux des sapins du Mézenc, « Tonton », qui porte les cernes témoins des promenades domini-cales des derniers chartreux, et dont les cicatrices disent tous les hôtes et, donc, l'écologie. Où l'on apprend encore que les conifères sont les descendants des premiers arbres nés au Carbonifère, il y a 300 millions d'années ; autre temps, autre strate...
Ainsi, l'histoire trouve des repères dans toutes les formes du vivant. L'huître perliè-re d'eau douce présente dans le cours du Lignon est une espèce à ce point exigeante quant à la qualité de son milieu qu'elle peut revendiquer le rôle de témoin rétrospectif privilégié du maintien de nos rivières, comme nous l'apprend Gilbert Cochet.
Le notaire et le curé sont les principaux alliés d'une histoire qui se veut populaire, attentive aux conditions d'existence des humbles qui laissent si peu de traces, hors les minutiers et les paroissiaux, qu'on pourrait les croire sans histoire. Christian Déal apporte un premier éclairage sur les conditions de vie et de travail d'un notaire du XVIIe siècle à Saint-Martial, riche de nombreux développements.
Entre coureurs d'archives et coureurs de bois une parenté existe : celle de l'émotion au tournant d'une page ou d'un fourré quand l'approche donne soudain la certitude d'une bonne trouvaille. Cette émotion ne se partage guère, même si les butins respectifs finissent toujours sur une table propre à l'échange. Celle de Pascale Quinon et de Christian Giroux accueille les produits de leur quatrième saison : des champignons en autant de préparations mémorables. On en salive déjà !
À tous, donc, bonne lecture !