Les Cahiers du Mézenc N°28
2016
AVANT-PROPOS
La fée Viviane, celle des légendes arthuriennes, ne pouvait quitter la forêt de Brocéliande tandis que Merlin courait lemonde. La fée demanda à l’enchanteur de lui remettre ses secrets. Sous le charme, Merlin accepta tout en sachant que ce don causerait sa perte. C’est ainsi que Viviane put enfermer Merlin dans une tour de verredont il ne sortira plus. Cette histoire n’estelle pas l’allégorie d’une difficulté que nous rencontrons dans notre projet de transmettre notre bien commun ? Si notre patrimoine est d’un lieu, le massif du Mézenc, il n’a pas pour autant d’orées précises. Un lieu n’est pas un territoire borné dont on pourrait inventorier toutes les richesses et préserver ainsi magiquement ces dernières de l’oubli. Mettre en mots un lieu, ce n’est pas s’enfermer dans celui-ci avec le projet un peu fou d’en tout dire. C’est mettre en perspective, briser le secret, comparer avec ce qui importe à d’autres ailleurs, établir une classification raisonnée, une taxinomie ; bref, être de quelque part avec la volonté de tenir un propos universel.
Les hommes d’en Haut, faute de bois à suffisance, ont eu recours pour se chauffer à la tourbe et dans une moindre mesure au lignite. Cela ne suffit pas à expliquer la présence dans les Cahiers du Mézenc d’un article consacré au bassin houiller de la Loire. Une médiation humaine est nécessaire, celle de la diaspora mézencole qui s’est installée dans ce bassin à partir du XIXe siècle. Avec le concours de l’Association des amis du musée de la mine de Saint-Étienne, Michel Béal situe ce gisement, en explique l’origine géologique, décrit les conditions d’exploitation et leur histoire, précise le régime juridique qui liait les propriétaires du sol et les concessionnaires, fixe les étapes de la concentration des compagnies houillères pour s’intéresser finalement à la vie sociale des mineurs dont une bonne part était originaire du Mézenc. Dans un article complémentaire, le même auteur aborde les métiers de la mine. Derrière la figure emblématique du mineur se cache une communauté d’hommes et de femmes aux métiers très divers. Si, à l’origine, l’exploitation était le fait d’un paysan mineur polyvalent travaillant de manière artisanale, l’industrialisation de l’exploitation a entraîné l’apparition de nouveaux métiers : boutefeu, piqueur, boiseur, chargeur, bouteur, rouleur, receveur, palefrenier, porion, gouverneur, géomètre, ingénieur, pour le fond, machiniste, clapeuse, lampiste, préposé du parc à bois, pour la surface.
Rive-de-Gier fut la plus ouverte des communes destinataires de l’émigration boréenne au regard de la taille de la population d’accueil. Jean-Claude Mermet s’efforce de dater, d’évaluer, de décrire et, enfin, d’expliquer ce flux massif du tournant des XIXe et XXe siècles. Ce flux n’est en rien un exode rural. La migration est préparée à l’échelle de la famille et de la communauté d’interconnaissance, mais aussi au niveau intermédiaire du hameau ou du quartier. La solidarité joue en terre d’accueil pour qui est en quête d’un toit et d’une place. Elle s’illustre spatialement par le regroupement dans certaines rues sans pour autant faire ghetto. Elle s’exprime par des veillées communes, par l’usage du patois. Les hommes s’embauchent dans les mines, dans les verreries et les entreprises métallurgiques dans une ville prototype de la cité industrielle dont le renom porta loin.
Les émigrants de Saint-Martial ou de Borée en partance pour Rive-de-Gier avaient sans doute un maigre baluchon. Auraient-ils eu des meubles à déménager qu’ils se fussent trouvés bien en peine de les transporter, tant les voies de circulation pour franchir le massif du Mézenc étaient, dans la première moitié du XXe siècle, réduites pour la plupart à des sentes. C’est ce que démontre Jean-Claude Ribeyre, à partir du récit des péripéties de la construction de la route qui relie le bassin de l’Éyrieux au Gerbier de Jonc.
La maison forte du Cros de Bourdely à Borée et la ferme des Plantins aux Estables, datées par la dendrochronologie, sont les plus anciennes constructions du Massif (XVI e siècle). Le Cros a fait l’objet de plusieurs articles dans les Cahiers du Mézenc. Georges Vignal et Michel Engles, avec le concours de Jean-Louis Jourde et d’Hervé Quesnel, apportent de nouvelles pierres à l’édition, pour l’un de la lignée des propriétaires, pour l’autre de la compréhension des différentes étapes de la construction des bâtiments en fonction des procédés successifs mis en œuvre en matière de charpenterie. Les noms donnés en occitan aux différentes pièces de charpente traditionnelle appartiennent au patrimoine linguistique du Mézenc. Nous savons gré à Hervé Quesnel d’en avoir établi le glossaire tant les objets du patrimoine ne perdurent que supportés par leur nom.
Enchanter le monde, c’est aussi penser que le règne animal, voire le monde végétal et le monde minéral, ont des propriétés humaines comme celle du langage ou celle de la volition. Celle qui parle à son chien – et j’en connais plus d’une – , celui qui s’adresse – et ils ne sont pas moins nombreux – à sa boule de pétanque en disant : « résiste ! » pour l’inviter à modérer sa course, ceux qui accréditent ainsi l’idée d’une circulation des âmes entre les mondes, participent de cette religion qu’on appelle animisme. Sans doute Liliane Beydon-Nicolas en est-elle une des prêtresses, elle qui narre les ribotes du pauvre Mené et les impatiences d’un cheptel en mal de pitance embarqué sur une arche sans capitaine, en promesse de naufrage.
On ne saurait dire à quel point les cloches d’antan participaient du paysage
sonore, scandaient les œuvres et les jours, rappelaient à chacun et chacune leur condition. Aussi, les paysans du Mézenc savaient comme tous les autres que leurs cloches nécessaires ne pouvaient aller à Rome et faire retour. Le temps est la mesure de toutes choses et non le vil argent qui voudrait que les cloches de Mazan se fondissent un jour à Montpellier. Anne-Marie Michaux
et Laurent Haond nous narrent ce voyage campanier pour nous suggérer que les cloches enfouies et préservées cèlent un trésor qui, pour ne pas être d’or, n’en est que plus précieux.
Collecté à plusieurs sources, notamment autour du Mézenc, le chant « Dors mon mignon » appartient à un répertoire populaire très répandu avant la guerre de 1914-1918. L’origine n’est pas traditionnelle puisque les auteurs en sont connus, mais son histoire est bien représentative de ce mode de transmission par colportage oral qui se propage par « trahisons » successives. Pour les auteurs, Jacques Julien et Christian Oller, la présence de cette chanson dans le massif du Mézenc montre que l’autarcie absolue est une mythologie, une mythologie du « Progrès ».
Adepte du jeu de mots et du calembour, Christian Giroux butine le Mézenc dans sa diversité de plantes mellifères comme autant de possibles. À chacun de faire son miel…
Convoquant l’histoire ancienne, celle d’Égypte et celle de Grèce, puisant dans les traditions indiennes et chinoises, dépoussiérant les vieux grimoires, passant d’une langue à l’autre, ne craignant pas les coups d’arquebuse et ne négligeant donc pas, comme on peut le subodorer, les travaux pratiques, Peter Bindon et ses complices traquent la fée verte. Une fée voyageuse
aux multiples talents que l’on peut visiter encore dans les anciens jardins de la chartreuse de Bonnefoy et qui vous dira à l’oreille qu’Artemisia absinthium n’est point le poison décrié.
Avant de vous inviter à aller plus avant dans cette livraison, nous aurons une pensée pour celui qui, dans son jardin de pierres, de ses mains et par ses glyphes, ne cessait pas de vouloir enchanter le monde. Serge Boyer, l’homme des repères et des correspondances secrètes, vient de nous quitter. Nous dirons dans le prochain Cahier combien il a compté pour nous.
À tous, bonne lecture !