Les Cahiers du Mézenc N°34
2022
AVANT-PROPOS
Une expression lyonnaise que l’on prête à Léon Daudet veut qu’outre le Rhône et la Saône, coule à Lyon un troisième fleuve, le Beaujolais. Un quatrième n’eut d’existence que sur le papier. Celui du projet de Louis Eugène Mouline qui consistait à alimenter la ville de Lyon avec les eaux d’un petit lac qui « valent en pureté celles de l’Écosse » et auraient fait de Lyon la grande ville française la mieux dotée en eaux de qualité. Cette eau propre à des fins domestiques et manufacturières aux innombrables retombées positives collatérales aurait été puisée dans le lac d’Issarlès et transportée jusqu’à Lyon par un aqueduc. Ce qui, au passage, à Lugdunum, renoue avec une tradition gallo-romaine. Jean-Marc Gardès décrit par le menu ce projet, son argumentaire, ses retombées économiques et sanitaires. Le projet achoppa. L’opinion des Lacains, riverains et usagers du Lac, semble en cette affaire avoir été ignorée. Un tel projet ressorti aujourd’hui des placards serait sans doute vivement contesté sans nécessité de recourir au motif éculé qu’il faut bien mettre de l’eau dans son vin. À Lyon, il est des fleuves sans confluences…
Le lac d’Issarlès est le lac de maar le plus profond de France (108 m) et le troisième des lacs français derrière le Léman (309 m) et le lac du Bourget (145 m). Il fait l’objet d’investigations scientifiques depuis 125 ans environ, afin d’établir des cartes bathymétriques propres à développer des approches comparatives, notamment avec deux autres maars emblématiques du Massif central, le lac Pavin et le Gour de Tazenat. Les auteurs de cet article, Emmanuel Chapron, Emmanuelle Defive, Victor Arricau, Guillaume Jouve, Antoine Thouvenot, Jean-Paul Raynal détaillent les méthodes et les outils de cette investigation comparée en expliquant notamment la technique du sondage par carottage. La carotte sédimentaire prélevée dans le lac d’Issarlès, analysée et datée, fera progresser notre connaissance de l’histoire géologique locale. Les résultats de cette étude ne manqueront pas d’être publiés dans de prochains numéros des Cahiers du Mézenc.
Les eaux ont-elles des couleurs différentes ? des origines identifiées au point que l’on puisse dire qu’elles coulent véritablement de source ? lesquelles abondent et lesquelles reçoivent ? est-ce par politesse ? et comment disent-elles merci ? pourquoi l’Eau noire porte-t-elle le deuil de sa non suprématie ? où situer précisément en conséquence le pays de l’eau qui mouille ? C’est cette problématique complexe qu’affronte Jean-Claude Mermet, avec l’aide très efficace de Françoise Defive pour les illustrations, pour enfin révéler que la Loire n’est pas la Loire.
L’article collectif consacré aux maquignons renoue avec une certaine manière de « faire foire », qui rassemblerait sur un même pré des outils particuliers appelés concepts, outils spécifiques à des champs, des cultures, outils propres à fabriquer des réalités nouvelles, celles de la littérature, de la linguistique, de l’anthropologie, une foire pluridisciplinaire peuplée de maquignons d’un jour nouveau, mais toujours rétif à dire le prix. Un merci particulier à Renée Defay qui fut à l’origine de ce travail collectif.
L’actualité multiplie les « mauvaises nouvelles » : réchauffement climatique, Covid, inflation, pollutions diverses, guerre en Ukraine… Au point où il nous faut nous interroger sur les conséquences de cette nouvelle donne, s’agissant des perspectives de développement du massif du Mézenc imaginées par un ensemble d’acteurs locaux ces trente dernières années, depuis le Fin Gras jusqu’au futur Grand Site de France. Jean-Jacques Léogier nous invite à ce réexamen où sont abordées la proximité et la domination des grandes villes alentour, la possible disparition de la saison hivernale aux Estables, les atouts tels que la qualité de l’air, la ressource en eau, la biodiversité maintenue.
Selon Daniel Ricard, la transition alimentaire qui affecte l’ensemble de la production agricole n’est pas réservée aux seuls producteurs fermiers et aux seuls programmes alimentaires territoriaux des collectivités locales. La transition concerne aussi les filières, sachant qu’elle ne doit pas être limitée à leur aval. Le Mézenc offre un bel exemple localisé où ce processus dans une filière « longue » – celle de la production et de la transformation du lait – existe bel et bien et modifie les comportements des transformateurs, mais aussi des producteurs. Le renouveau du secteur artisanal y contraste nettement avec le repli où se retrouvent certains industriels, selon un renversement de tendance étonnant qui s’est opéré en l’espace d’une génération.
Et si les animaux sauvages les plus proches de l'Homme n'étaient pas des mammifères ? Et si c'étaient des oiseaux, les Corvidés, qui avaient les comportements les plus proches de nous, les humains ? Bruno Machtelinck enfile la robe noire de l’avocat et nous invite à en savoir un peu plus sur ces drôles d'oiseaux, pilleurs et vaniteux selon la Fable.
C’est sur les pentes sud de Mézenc, à 1 300 m d’altitude, que dans la seconde moitié du xiie siècle, sera fondée la chartreuse de Bonnefoy. Cependant, si ce terroir correspond parfaitement bien à l’isolement prescrit par les chartreux, il est possible de placer cette implantation dans un cadre agraire particulier selon l’hypothèse de Jean-Claude Courtial. L’originalité que représente la création d’un « désert » autour des chartreuses est spécifique à l’Ordre : était ainsi délimité un espace en delà duquel ils ne pouvaient rien posséder. Ainsi perçu, le « désert » concernerait plus une structure économique que religieuse. Cette étude conjugue donc la grande Histoire (celle du mouvement des fondations monastiques) et l’histoire locale (le mystère de l’absence de contrôle épiscopal sur ces terres de confins). Au terme d’un examen critique fouillé, l’auteur conclut à la mise en place, au xe siècle, de concessions militaires ou d’une politique de colonisation agraire sur une terre publique libre ; l’implantation des établissements monastiques (Bonnefoi, Les Chambons, Mazan…) est alors à reconsidérer à l’aune de ce fait dans le cadre d’une histoire agraire de ces trois fondations.
Les prospections et les fouilles menées par Marie-Caroline Kursaj sur le périmètre d’Antoune ont révélé l’importance de ce lieu à la période de la Tène finale avec un peuplement gaulois estimé au moins à 3 000 personnes. Établissement qui, selon Jean-Louis Voruz, nécessitait bien des voies de communication. Au terme d’un patient travail de terrain, l’auteur s’attache, avec l’aide de l’imagerie Lidar, à reconstituer ce maillage en s’essayant au départ entre l’héritage gaulois (voies laténiennes) et l’héritage romain postérieur.
La commune de Borée fait partie du Géoparc mondial UNESCO des Monts d’Ardèche. Elle y occupe une place de choix du fait de l’originalité de son relief où abondent les sucs, ces pointements rocheux qui ont ici une origine volcanique. Une exposition montée en 2016 par Les Amis du Mézenc et hébergée dans l’ancienne ferme de Lagas à Borée permet de découvrir et de comprendre la richesse géologique et géomorphologique de ces paysages. Nous avons souhaité en retranscrire le contenu dans Les Cahiers du Mézenc, en plusieurs épisodes. Celui-ci constitue l’ultime livraison du travail d’Emmanuelle Defive. Découvrir, connaître et faire connaître, protéger, valoriser, telle pourrait être la devise du géopatrimoine. Devant un beau paysage, un beau caillou, une lame mince, devant les connaissances dites « scientifiques » qui offrent une forme de compréhension, tout autant que devant le geste d’un tailleur de lauze dont l’expérience pratique de la pierre est une autre manière de connaissance, la curiosité, l’intérêt, voire l’émerveillement sont certainement l’une des meilleures manières de faire que ce géopatrimoine, souvent édicté « d’en haut », soit explicitement reconnu et approprié « à la base » comme participant de ce qui nous fait être d’ici ou d’ailleurs, et que la devise qui l’accompagne devienne ainsi l’affaire de chacun. À tous donc, souhaitons un esprit libre, une curiosité toujours vive, de belles balades, de belles lectures, de belles découvertes, de beaux rêves, de beaux projets et de belles réalisations autour de ces éléments de notre bien commun.
Les Amis du Mézenc et Jean-Paul Raynal saluent la mémoire et dédient à Odette Clot, Antonia Eyraud, Maria Mermet, Peter Bindon et à leurs parents et amis ce numéro des Cahiers du Mézenc.
À tous, bonne lecture !