Les Cahiers du Mézenc N°17
2005
AVANT-PROPOS
Le souvenir, la mémoire et l'Histoire ne font pas forcément bon ménage. Certains souvenirs de l'enfance sont enchantés. Les préserver exige quelquefois de ne pas les confronter à la mémoire des autres. Avec les bonheurs de papilles qu'occasionna un jour une glace au chocolat, Liliane Nicolas ne voulut pas rompre, et s'imagina que les glacières de son village en étaient peut-être la source. Comme beaucoup, elle ne questionna donc pas son père quand il en était temps et regrette aujourd'hui de ne pas avoir su s'attacher les fils propres à ravauder ce trou de mémoire. L'hiver, la nuit, des montagnards aux doigts gourds peinaient à transporter et conditionner ce qui irait rafraîchir l'été suivant des gosiers citadins trop délicats ou trop gorgés de soleil. À l'autre bout du massif du Mézenc, la glacière du lac de Saint-Front qu'évoque André Bosc exigeait le même labeur et les mêmes astreintes pour conserver le poisson et sou-lager le malade. Combien de ces petites industries campagnardes, gages de la survie des plus pauvres demeurent encore dans l'ombre ?
Le récit historique ne concéda long-temps que peu de place aux humbles qui ont de la mémoire, obstinément, mais peu d'archives. Au Moyen Âge, des moines copistes, sans le savoir, en fabriquaient. Ce n'est pas le moindre paradoxe, en effet, que ceux qui entendaient se tenir à l'écart du monde aient fourni à l'historien la plus grande part des sources écrites qui font aujourd'hui du « désert » des chartreux de Bonnefoy, des règles de leur ordre, des rela-tions avec les féodaux des premiers temps
de l'installation, les objets historiques les mieux cernés par les spécialistes. La récente découverte du Cartulaire de Bonnefoy est l'occasion pour Élodie Blanc de décrire les conditions de l'implantation de l'ordre de saint Bruno sur le Mézenc. Ordre qui allait, en dépit de ses règles, marquer le paysage, déterminer l'économie locale au point de constituer un fil rouge reliant plusieurs contri-butions de cette livraison. Suivons-le.
Une nouvelle lecture du compoix des Estables de 1550 permet à Jean-Jacques Léogier d'enrichir notre compréhension de l'évolution de l'agriculture du massif du Mézenc. Le tableau offert par ce document fiscal est un instantané d'une société qui bouge : montée de l'habitat isolé à la conquête de la « terre champestre » dite « de Bonafes », terre qui accueille alors les moutons transhumants, progressive ins-tallation d'un système d'élevage bovin concurrent, profondément original, fondé sur les pâturages collectifs, la pratique de l'en-graissement hivernal au foin et une rupture avec l'économie de subsistance.
Il y a un siècle et demi, La Rochette mit presque dix ans à se séparer de Borée. À l'origine de cette sécession dont Jacques Rochette nous narre le moindre détail, un différend de famille et la construction, dans le hameau de La Rochette, d'une église nouvelle dont la fondation doit beaucoup, selon la tradition orale familiale, à une volonté d'expiation : la belle-famille du constructeur n'avait-elle pas acquis la chartreuse de Bonnefoy au titre des biens nationaux pendant la Révolution ?
Le prieuré de sainte Marie de Borée dépendait, lui, du monastère de saint Chaffre au Monastier. Des droits qualifiés d'immé-moriaux sur les possessions du seigneur du mandement de Contagnet y étaient attachés. La découverte par Laurent Haond dans une liasse du fonds de Chambonas d'un accord entre le prieur et le seigneur permet de mieux comprendre les liens entre le castrum de Contagnet et le village de Borée d'origine ecclésiale. La mention dans cet acte de saintes reliques, peut-être ramenées d'une Croisade, et offertes à l'église sainte Marie de Borée par un seigneur de Contagnet, ouvre une nouvelle enquête.
Le Moyen Âge est, dans cette livraison, particulièrement bien représenté. Les re-gistres d'Estimes de 1464 dont seuls ceux du Vivarais nous sont parvenus, sont un document exceptionnel pour qui entreprend, comme Anne Léger, de brosser un tableau des structures sociales d'une communauté, telle Saint-Agrève, sous Louis XI, au sortir de la guerre de Cent Ans. Cette petite ville n'est alors qu'au début de son ascension et ne deviendra un centre de commerce et de foire qu'au XVII° siècle, portant loin le renom du « boeuf de Saint-Agrève », ancêtre du Fin Gras.
Une fête de la chèvre se déroule chaque année au mois de juillet à Saint-Front. Créée autour de la race locale du Massif central, cette manifestation conduit Laurent Rieutort à s'interroger sur les perspectives de sauvegarde et de valorisation de cette chèvre. S'agit-il d'une ressource « patrimoniale » ? Rappelant l'origine et les caractères de cette race, longtemps essentielle dans les petites exploitations diversifiées du Mézenc et des Boutières, l'auteur décrit comment, dans les années 1960, la mauvaise qualité sanitaire du cheptel montagnard et les encourage-ments des techniciens agricoles, conquis
par d'autres modèles d'élevage et des races « pures », menacent la chèvre du Massif central de disparition. C'est seulement au début des années 1990, que les adhérents d'une association dynamique expriment leur inquiétude face à la quasi-disparition de cette chèvre « commune ». Il s'avère rapi-dement que c'est aux confins de la Haute-Loire et de l'Ardèche, que cette race est encore présente, grâce à des pratiques d'élevage qui ont préservé ce patrimoine génétique. Dès lors, cette race locale apparaît comme une ressource économique par les systèmes de production et les débouchés mis en ÷uvre, stratégique par la création possible d'une rente territoriale, culturelle, enfin, car cette race peut participer d'un patrimoine local et d'une identité régionale.
Les gens du Monastier ont la réputation d'être des mangeurs de chèvre. Ceux de Saint-Front se limitaient, si l'on en croit André Bosc, a un régime camé plus modeste. Beaucoup de bouches à nourrir invitaient à beaucoup d'imagination et à faire feu de tout bois, c'est-à-dire à faire ventre de la moindre herbe sauvage.
On n'en est plus là dans les vallées des hautes Boutières où, sous l'impulsion de Pascale Quinon et de Christian Giroux, on croque désormais les fleurs multicolores à belles dents.
Quant à ceux qui souhaitent dévorer ce Cahier sans ciller des prunelles, ils peuvent à loisir encore faire ripaille avec William Lhermenier d'une soupe de russules.
Cet hiver fut rude, neigeux et surtout ven-teux. Pour finir au coin de l'âtre, Christian Giroux vous en dit cependant les secrètes beautés.
À tous, bonne lecture.